L'horizon avait disparu, remplacé par des nuances de gris. Le sifflement du vent , omniprésent, barrissant dans les moindres branches et jusque dans les plus petites interstices rocheuses, était parfois couvert par le fracas d'un mur d'eau se brisant sur un rocher, emplissant l'espace de gerbes d'écume.
Lorsque les éclairs zébraient le ciel, la mer prenait une teinte verte, parsemée ça et là de tâches sombres évoquant à l'esprit fantasmagorique d'improbables et gargantuesques monstre marins se débattant dans le courant; comme si des léviathans d'ordinaire invisibles ne se laissaient aller à apparaître sur notre monde que lorsque les éléments déchaînés leur permettaient de ne laisser que le doute de leur existence aux mortels.
Le souffle du vent était trop fort pour tenir droit, il fallait courber l'échine et lutter à chaque instant contre de nouvelles rafales; les arbres eux-même n'échappaient pas à l'exercice : dans un sens puis dans l'autre, leurs branches, parfois leurs troncs, se balançaient au gré des bourrasques. Revenant à leur place, se tordant de nouveau pour enfin se remettre dans le sens du vent, comme d'immenses marins luttant contre le roulis.
Marins d'ailleurs, qui à quelques distances de là, sur les flots impétueux tentaient de maintenir leur embarcation à une assiette acceptable pour éviter la noyade. Le timonier faisait grimper sur la houle immense son navire d'ordinaire massif, mais qui en ce moment semblait si fragile. Vers le haut puis le bas, évitant les bancs d'écumes, tentant de maîtriser sa trajectoire et sa vitesse. Le pont était battu par les flots, les bras de l'homme le faisaient souffrir tant il devait forcer le gouvernail à se plier à ses ordres parfois brusques. Jusqu'ici le bateau était à flot, et si les matelots, pelotonnés les uns contre les autres dans les étroites cabines priaient leurs dieux, ils remerciaient surtout l'homme qui bravait la tempête un mètre à peine au dessus d'eux pour tous les maintenir en vie.
Pas question de rentrer au port ou de chercher une crique, inutile d'essayer de passer la "barre", cet endroit où la houle devient déferlante. Non, il faudra tenir, tenir jusqu'à ce que les éléments se calment. Ne faire qu'un avec le navire afin qu'il ne se brise en deux. Ne plus tenir compte de la douleur dans ses muscles, transcender le corps pour le salut de l'âme; la sienne et celles de gens qui ont mit la leur entre ses mains calleuses.
Derrière lui, seul homme à rester si haut dans le navire, le seul soutient physique qu'avait ce héros jusqu'ici anonyme, son capitaine.
Sa main droite fermement serrée autour d'un arceau lui même fixé à la table des cartes, il ne voyait que le dos crispé de son homme masquant en partie l'apocalypse maritime qui se jouait derrière les vitres solides de la cabine. Il aurait souhaité, tellement souhaité pouvoir lui proposer de le remplacer, le soulager de ces efforts constants. Mais il savait être réaliste : il n'y avait meilleur timonier à bord que celui qui luttait en ce moment même contre la tempête. La survie de tous dépendait du dos courbé par l'effort et des bras ruisselant de sueur qu'il contemplait en silence.
"Capitaine ? Grogna le barreur après être parvenu à éviter au navire de s'enfoncer dans un mur d'eau.
-Oui Alek ? Répondit son supérieur.
-Pensez-vous que nous survivrons à celle-là ? L'homme parlait d'un ton aussi calme que possible malgré ses efforts et la situation.
Le capitaine prit quelques secondes pour répondre. Il n'en savait finalement rien, mais la question ne portait pas sur ce qu'il savait, mais sur ce qu'il estimait. Le quarantenaire, seul maître à bord, sonda son âme : il y voyait toujours ses projets d'avenir, et s'imaginait se reposer au calme dans un port; bercé par le chant des mouettes, des haubans et des drisses frappant les mâts. Il pensait vivre.
-Oui.
Laconique, la réponse était pourtant suffisante pour Alek. Son capitaine n'était pas un homme de grand discours et il sentait dans cette simple syllabe tout le respect et la confiance que l'homme derrière lui avait pour ses compétences. Avoir pour chef un tel homme poussait chacun à se dépasser.
Alek n'aura pas simplement à se dépasser dans les heures à venir : il aura à dépasser les éléments, vaincre la tourmente.
Il aura à survivre.
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